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                                    Tronchon / Tronchon

 

            Il était en train d’observer ses mains sous la pâleur doucereusement verdâtre d’une enseigne aux néons grésillant la marque d’une nouvelle bière allemande, forcé de constater que celles-ci n’avaient ni la robustesse, ni le rugueux des pognes en proie à la castagne.

L’autre gars, ça lui a pris d’un coup, il a traversé le rade d’une démarche assurée, s’est approché et d’une voix atrophiée par l’alcool lui a fait :

  • -  Ecoute-moi bien grosse merde, tu me regardes de traviole depuis tout-à-l ’heure alors maintenant on sort et on se la fait tronchon-tronchon[1] !

 

Sur son tabouret lui, n’a pas sourcillé, il a simplement levé les yeux de ses doigts de fées avec amertume et découvert avec horreur le visage de son interlocuteur : Une arête nasale sévèrement écrasée surplombant une rangée de dents élimées vert-de-gris, quasi translucide. Le style de gueule qui annonce d’emblée le pedigree, du genre nocif, voir « dangereux ».

 

Il tentait de sauver la face en reniflant avec dédain, conscient du regard des autres posés sur eux comme des vautours nécrophages excités à l’idée de voir du sang. Il n’avait rien demandé à personne mais malgré lui quelque chose était en train de se jouer, quelque chose qui le dépassait totalement. Les réputations se font et se défont sur ce genre de situation, il fallait amorcer, tenter un truc. Il a maintenu le silence jouant ainsi sur la tension installée dans les lieux, à présent plus que palpable, et percé le regard du mec au nez aplati, l’air mauvais afin que les autres gonzes comprennent bien qu’il n’était pas question de se débiner. Il tenté de durcir les traits de son propre visage lorsque Grégane, le patron, intervint :

  • -  Oh les gars, je veux pas de bordel dans mon bar, si vous avez des comptes à régler vous faites ça dehors, c’est clair ?

Un autre, bedonnant, a ajouté :

  • -  Allez les mecs, déconnez pas, j’vous paye un verre et on en parle plus !!

Comme si l’on venait de lui tendre une perche, le type à la sale gueule barbota de plus belle, avec de grands gestes nerveux et se mit à brailler :

  • -  Rien à foutre de ton verre, j’vais m’le faire cet empaffé, sa tronche me revient pas !

Lui a repensé à la fois où il avait dégommé une mouche avec un pistolet à billes, un coup de maître sans équivoque mais il ne pouvait pas sortir ça là maintenant, il passerait pour un gros con. Il se saisit avec condescendance de son demi et en avala une bonne lampée après quoi il balança au type qui en avait après lui :

  • -  Tu vas la fermer ta grande gueule de fils de pute… je termine mon verre et après on sort.

Les muscles de la mâchoire et des tempes de son assaillant se sont contractés. Il vit tout autour de lui qu’avec une réplique pareille il avait mis dans le mille, pour sûr puisque que le type aux dents de verre rapprocha violemment son visage du sien puis explosa en balbutiements haineux :

  • -  C’est moi que tu traites de fils de pute, hein ? Tu vas sortir sale bâtard et j’vais te crever, tu m’entends, j’vais te saigner !

Un des gonzes du bar l’a saisi par les épaules et tenté de le maintenir, un autre a gueulé :

  • -  C’est un mec du nord ça, le cagnard de chez nous ils le supportent pas, ça leur tape sur le coco !

Lui, les jambes flageolantes, a fait comme si de rien pour donner le change, genre impassible puis a de nouveau porté son regard sur la peau lissée de ses mains. Il s’est rappelé le galbe des seins de Carmen contre ses paumes, la chair d’orange de son cul tiède qu’il aimait tant pétrir et cette phrase quelle ne cessait de lui répéter : « Bordel de dieu, ce que tes mains sont douces » !

Il termina sa bière d’une traite et sans que personne n’ait eu le temps de s’en rendre bien compte, il fracassa son verre sur le rebord du comptoir et d’un grand geste transversal charcla le visage du nordiste au tesson. L’homme hurla tout en s’écroulant au sol. Le sang ne tarda pas à se répandre sur le carrelage entre mégots de cigarette, tickets à gratter foireux et coquilles de pistaches. Médusés les autres n’ont pas pipé un mot, seul Grégane s’est risqué à dire :

  • -  Là mon con, tu viens de faire une belle connerie.

Lui, contempla le type au sol en train de se tordre en tous sens, la figure barrée d’une grossière entaille rosée comme un beefsteak. Ça avait de la gueule mais rien de comparable avec la mouche sur le mur désintégrée au paintball. Il lança des excuses au hasard des clients, tourna les talons et sortit du bar.

Dehors, il fut cueilli par l’air chaud et humide d’une nuit d’été. Au fond d’une poche son portable se mis à vibrer, il décrocha, groggy. A l’autre bout du fil, Carmen lui demanda :

  • -  T’es dispo ??

En observant mieux, il vit de multiples coupures, courants le long de sa main directrice, ensanglantée.

  • -  Désolé, pas ce soir.

 Au loin, les gyrophares se mirent à dévorer des pans d’immeubles et des morceaux de ciel, lui, prit sur la gauche et marcha sans destination précise, à présent convaincu du pouvoir qui l’habitait.

[1] Expression populaire signifiant : « Tête contre tête » ou encore « un contre un ».

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