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                                                Peinture

 

 

 

 

 

Je t’ai fait un dessin, il y a bien longtemps de ça. Une peinture en réalité, née vraisemblablement d’un accident de parcours.

J’effectuais ma semaine de stage chez un artiste peintre de la Seyne-sur-mer, un passionné de figuration libre qui peignait des chats en équilibre sur des gouttières, des toits de tuiles rouges et des ruelles sombres. Un gars qui y croyait sincèrement. Un type bien.

Le soir, je rentrais dormir chez toi, nous passions une bonne partie de la nuit à regarder des films étranges en V.O sur Arte, tout en fumant bon nombre de tes cigarettes. Je finissais toujours par m’endormir, hilare, avec la tête qui tourne. J’aurais aimé que cette semaine dure toute une vie.

Cette peinture, mon oncle, ça m’a pris un matin à l’atelier. Je m’étais mis à tracer une courbe sur un papier Canson, qui très vite avait pris la forme d’une coque de bois, avec étrave et gouvernail.

Le peintre, lui, se tenait derrière moi et par surprise a balancé, de son pinceau imbibé, un jet de jaune ocre dilué sur ma feuille et s’est mis à me dire :

  • - Débrouille-toi avec ça maintenant, compose… le crayon-papier est une combinaison trop confortable, tu ne prends pas assez de risque !

J’ai compris où il voulait en venir. J’avais quatorze ans à l’époque, ma vie entière était une prise de risque.

Je m’étais saisi d’un rouleau et avait étalé la couleur en un aplat volontairement cotonneux sur une moitié de feuille, j’avais ensuite réitéré l’expérience avec un bleu au ton pastel sur l’autre moitié. Le tout avait engouffré mon semblant de navire mais je n’en ai pas démordu.

J’avais pris un couteau à palette et raclé la couleur de son support afin d’y tracer une ligne d’horizon verticale.

Oui, verticale, pour la prise de risque. J’avais pensé que ça te plairait de t’imaginer naviguer dans le vertige comme après plusieurs whiskys. J’avais aussi décidé que ça se passerait dans une eau de feu, c’est pourquoi j’avais continué de gratter la peinture côté ocre pour y révéler la majorité de la coque d’un geste soigné, de trois-quarts, avec étrave tranchante et gouvernail comme sur la précédente.

Le mat se superposant à la ligne d’horizon, j’avais, pour terminer, gravé deux gigantesques voiles virevoltantes sur le papier. Je l’avais signé maladroitement.

Le peintre m’avait filé un dessous-de-verre pour que je puisse te l’offrir convenablement. Tu l’avais accroché à ton mur prêt de l’entrée. Tu t’en souviens ?

Puis un jour tu as déménagé, dans un autre vase-clos, entouré de tes babioles chinées et de tous tes oiseaux sifflotant, et la peinture n’était plus là. Disparue.

J’ai longtemps hésité à te demander ce qu’elle était devenue mais je ne l’ai jamais fait. Dans le fond, à quoi bon ? Je sais désormais que tu vis à travers elle, au travers de l’image qu’il m’en reste. L’image de ce navire voguant sur l’infinité d’un ultime voyage en solo.

A l’heure qu’il est, mon oncle, je m’apprête à glisser cette lettre dans une bouteille de Balantine définitivement vidée de tous ses maux, en ton nom et à balancer l’ensemble dans une mer méditerranée flamboyante, ocrée.

Bientôt les gens du monde entier pourront lire nos histoires et ils se demanderont si nous étions fous.

Et ils auront tort de se poser la question.

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